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Heuristiques et biais cognitifs

Cette rubrique vise à explorer plus en profondeur les processus sous-jacents aux biais cognitifs et autres phénomènes abordés sur ce site web, ainsi que leurs liens avec les heuristiques (ou raccourcis cognitifs). Nous proposons un survol de ces notions et du cadre théorique général qui sous-tend la catégorisation des biais qui est proposée sur ce site. 

Heuristiques 

Qu’est-ce qu’une heuristique?

 

Les heuristiques sont souvent considérées comme des « règles approximatives » (rule of thumb) qui sont utilisées afin de simplifier une tâche cognitive complexe. Le mot heuristique, d’origine grecque, signifie ‘qui sert à découvrir’ [1]. Ce mot partage d’ailleurs la même racine que le mot eureka [2]. Pour Daniel Kahneman, récipiendaire d’un prix Nobel en sciences économiques, les heuristiques sont des raccourcis de la pensée que l’on emprunte lorsque les exigences d’une tâche cognitive sont trop élevées. Pour le psychologue allemand Gerd Gigerenzer, une heuristique est « une stratégie qui ignore une partie de l’information, dans le but de prendre des décisions plus rapidement, plus économiquement, et/ou de manière plus précise que par des méthodes complexes » [1]. Voici quelques exemples de tâches très complexes dont l’accomplissement (souvent approximatif) nécessite parfois l'emprunt d’un raccourci [2] :

  • Estimer la probabilité qu’un événement se produise (p. ex., prédire les résultats d’une élection).

  • Valider une hypothèse (p. ex., chercher à déterminer si se coucher tôt la veille d’un examen entraînera à coup sûr un meilleur résultat à celui-ci).

  • Évaluer la fréquence d’un événement (p. ex., déterminer le nombre de cas de COVID 19 au Québec).

 

En d’autres mots, on peut concevoir une heuristique comme une stratégie qui permet de répondre de façon simple à une question complexe : si une réponse satisfaisante à une question complexe ne vient pas rapidement à l’esprit, nous remplacerons la question complexe par une question plus simple qui s'en rapproche.

Parce qu’on ne connaît pas l’avenir, et qu’une foule d’éléments peuvent entrer en ligne de compte, il serait difficile de répondre avec exactitude à la question :

(1)

« Est-ce que cette politicienne va remplir sa promesse électorale dans les 6 prochains mois ? »

En empruntant une heuristique, nous pourrions remplacer cette question par :

(2)

« Selon moi, est-ce que cette politicienne s’est montrée digne de confiance jusqu’à maintenant ? »  

Nous pouvons plus facilement répondre à cette nouvelle question. La réponse à la question simple (2) peut donc servir à répondre à la question complexe (1) du départ.

Exemples d’heuristiques

 

Si les heuristiques nous permettent bien souvent de trouver des réponses satisfaisantes très rapidement, elles peuvent aussi mener à des jugements et des perceptions incorrects. Lorsque ces erreurs sont systématiques, on les appelle des biais cognitifs.

 

Parmi les modèles théoriques qui ont été élaborés afin de comprendre et décrire les heuristiques et biais cognitifs, celui de Daniel Kahneman et Amos Tversky est particulièrement intéressant [3]. Ils ont proposé une description des heuristiques les plus communes ainsi qu’une liste non-exhaustive des biais auxquels ces heuristiques peuvent mener. Voici quelques exemples de ces raccourcis.

Heuristique de représentativité

Contexte : Nous aurions recours à cette heuristique lorsque nous devons identifier le lien qui unit deux éléments.

Exemples

  • Déterminer si un individu appartient à une catégorie (Cette personne est-elle un fermier ou un ingénieur?)

  • Déterminer la probabilité qu’une action ait causé un évènement (Le fait que je n’ai pas obtenu la note de passage à l’examen est-il dû au fait que j’ai manqué des cours?).

 

Utilisation : Lorsque nous devons identifier le lien qui unit deux éléments, il est souvent impossible d’obtenir toutes les informations nécessaires pour formuler une conclusion certaine. Alors, nous avons tendance à nous fier à notre impression de similarité (ou de représentativité) entre ces éléments pour formuler notre réponse.

Par exemple, plutôt que de vérifier de façon exhaustive si un individu appartient à la catégorie des fermiers à partir d’une définition des attributs de ce qu’est généralement un-e fermièr-e (p. ex., être propriétaire d’une ferme ou œuvrer sur une ferme, entretenir du bétail ou être agriculteur), nous allons simplement nous demander si cette personne est représentative de cette catégorie. Autrement dit, nous allons tenter de voir si la personne partage des similitudes avec ce groupe. De la même façon, même si nous ne pouvons pas réellement être certain-e que le fait d’échouer un examen ait été causé par le fait de s’absenter à des cours, il nous est possible de déterminer qu’il s’agit d’une action relativement représentative des gens qui échouent des cours et ainsi tirer des conclusions à partir de ce raccourci.

Biais potentiels : Bien que nécessaire à notre fonctionnement efficient, cette heuristique peut mener à plusieurs erreurs de raisonnement. En voici quelques exemples.

Heuristique de disponibilité

Contexte : Nous aurions recours à cette heuristique lorsque nous devons évaluer la fréquence d’un évènement, ou la probabilité qu’il se produise.

Exemples

  • Déterminer si un événement risque de nous arriver (gagner à la loterie).

  • Évaluer la fréquence d’un événement (p. ex., déterminer le nombre de cas de COVID 19 au Québec).

 

Utilisation : Nous ne pouvons pas toujours obtenir toutes les informations nécessaires pour prédire la probabilité qu’un événement se produise. Hélas, il faut tout de même régulièrement faire des prédictions et nous faisons de notre mieux en nous fiant aux exemples qui nous sont disponibles en mémoire.

Nous n’avons pas besoin de connaître les statistiques exactes à propos des chances réelles de gagner à la loterie (qui tournent autour de 1 sur 28 633 528) pour savoir que nos chances sont minces. Il nous suffit de penser au fait que nous ne connaissons personne dans nos cercles sociaux qui aient eu cette chance. De la même façon, nous savons qu’il est peu prudent de quitter son domicile sans verrouiller la porte, car nous avons plusieurs anecdotes de cambriolages en tête, sans pour autant connaître les statistiques précises en lien avec ce crime. Autrement dit, lorsque la disponibilité en mémoire est basse, nous sommes porté-es à croire que la probabilité d’un événement est négligeable. Inversement, lorsque la disponibilité en mémoire est élevée, nous sommes porté-es à penser que la probabilité réelle d’un événement est élevée.

Biais potentielsBien que nécessaire à notre fonctionnement efficient, cette heuristique peut mener à plusieurs  erreurs de raisonnement. En voici quelques exemples.

Heuristique d'ajustement et d'ancrage

Contexte : Nous aurions recours à cette heuristique lorsque nous devons faire des estimations sans avoir de connaissances certaines à propos de l’information à estimer.

Exemples

  • Estimer la population d’un pays

  • Estimer l’âge d’un individu

  • Estimer à quel moment un objet a été inventé

 

Utilisation : Il arrive que nous n’ayons pas les connaissances spécifiques afin de faire une estimation efficace, mais que nous nous basions sur d’autres connaissances (pertinentes ou non) pour nous en rapprocher.

Si nous ne connaissons pas la population d’un pays, nous pouvons produire une estimation à partir de la population d’un pays connu ayant des caractéristiques similaires. Par exemple, si l’on doit estimer la population de la Norvège (et que nous n’en avons pas la moindre idée), nous pourrions nous rabattre sur notre connaissance de sa voisine, la Suède, qui est le pays le plus peuplé de la Scandinavie. Celui-ci compte plus de 10M d’habitant-es; ce nombre devient notre point d’ancrage. L’heuristique d’ajustement nous fera considérer que la Norvège est sûrement moins peuplée, donc nous ajusterons notre réponse en fonction d’une connaissance déjà ancrée. Nous pourrions répondre que la Norvège compte 7M d’habitant-es (alors qu’en réalité elle n’en compte que 5M), ce qui n’est pas si loin du compte.

Biais potentiels : Bien que nécessaire à notre fonctionnement efficient, cette heuristique peut mener à des erreurs de raisonnement. En voici quelques exemples.

D’où viennent les heuristiques?

Selon la théorie dite évolutionniste, les capacités de notre cerveau auraient évolué en fonction des défis qui furent posés à l’humain dans la préhistoire, comme se nourrir, reconnaître les dangers rapidement, se reproduire ou se faire des allié-es. La pression environnementale exercée par ces nécessités, combinée aux possibilités qu’offre la génétique humaine, auraient induit le développement de certains attributs (voir liste ci-dessous). Ces attributs auraient à leur tour favorisé l’émergence des heuristiques dont nous avons discuté précédemment [2]. Voici quelques exemples d’attributs évolués qui caractérisent notre fonctionnement cognitif.​

Nous générons constamment des impressions et formulons des croyances et des intentions.

Exemple : Vous croisez une amie de l'école secondaire dans la rue. Vous êtes d'abord surpris-e, puis excité-e de la voir, et jugez en un coup d'oeil son apparence pour tenter de voir quel genre de personne elle est devenue.

Les opérations mentales qui peuplent notre cerveau peuvent se produire de façon automatique et rapide.

Exemple : Vous voyez une formule mathématique simple (ex., 5 x 4) et notez automatiquement la réponse qui en découle sans avoir décidé de faire cette opération.

Nous pouvons identifier des patrons parmi des faits et des événements.

Exemple : Vous regardez des nuages et vous ne pouvez vous empêcher d'y voir des formes comme des animaux, des visages, etc.

Nous avons tendance à négliger le doute et l'ambiguïté au profit de la certitude.

Exemple : Votre patronne vous convoque d'un ton tranchant à une réunion avec elle et ne vous donne pas de détails spécifiques. Entre temps, vous êtes inconfortable à l'idée de ne pas connaître la raison de l'entretien : vous avez besoin d'être rassuré-e, que l'on vous assure que votre travail est réellement apprécié.

Nous avons tendance à vouloir confirmer et maintenir nos croyances.

Exemple : Vous n’avez pas aimé le film que vous venez de voir au cinéma, vous recherchez donc des critiques négatives de ce film en ligne afin d’affiner vos explications plutôt que de chercher des critiques plus nuancées qui pourraient vous amener à voir les choses autrement.

Nous sommes constamment en train de monitorer notre environnement et de mettre à jour les informations qui s'y rapportent.

Exemple : Vous êtes en plein cœur d’un match de hockey et faites une échappée avec la rondelle. En une fraction de seconde, vous identifiez la position des défenseurs et celle de vos coéquipiers et vous parvenez à faire une passe qui conduit à un but malgré l’achalandage important devant les buts et la vitesse du jeu.

Les heuristiques, dans ce contexte, représentent des moyens qui ont été développés à partir de nos capacités, de façon à accomplir les tâches complexes auxquelles nous avons dû faire face tout au long de notre évolution. Gerd Gigerenzer a mis de l’avant l’idée d’une boîte à outils adaptative qui comprendrait les heuristiques [1]. Cette boîte à outil est dite adaptative, dans la mesure où elle permet de s’adapter à des demandes exigeantes en fournissant une réponse au moins approximative, au mieux adéquate. La boîte à outil qui contient les heuristiques contient aussi d’autres capacités et mécanismes tels la mémoire, la reconnaissance (qui permet de reconnaître un visage d’une fois à l’autre, par exemple), et encore d’autres. Les heuristiques, quant à elles, sont des astuces qui permettent d’accomplir de manière simple des tâches complexes. Tout comme les humains, d’autres espèces ont des heuristiques qui varient en fonction des capacités mentales d’une espèce donnée.

Tous nos jugements sont-ils le fruit d’une heuristique?

 

Notre cerveau contiendrait une boîte à outils adaptative qui comprendrait des processus cognitifs comme la mémoire, mais aussi des heuristiques, afin de nous aider à réfléchir à propos du monde qui nous entoure. À quel point utilise-t-on des heuristiques? Il y a lieu de se demander si tous nos jugements sont le fruit de raccourcis de la pensée. Il y a, à l’heure actuelle, un consensus à l’effet que tous nos jugements ne soient pas le produit d’une heuristique. Il est tout à fait possible d’imaginer que dans un contexte où ni le temps ni les connaissances ne nous font défaut, le jugement délibéré, informé et éclairé puisse être le résultat d'une réflexion rationnelle. Par exemple, prendre une décision éclairée et peser les pour et les contre d’un déménagement ne susciterait pas, à priori, d’heuristique particulière. Il demeure tout de même excessivement intéressant et pertinent, voire nécessaire de parler d’heuristiques, qui sont dans de nombreux cas l’un des phénomènes pouvant conduire au jugement et aux biais.

Un cas intéressant d’un jugement qui n’est pas le fruit d’une heuristique malgré une tâche très exigeante est l’expertise. En effet, le fait d’être expert-e dans un domaine peut conduire à produire des jugements intuitifs et corrects, sans pourtant recourir à une règle approximative (ou une heuristique). Un exemple très curieux et très étudié par les psychologues met en scène les gens qui réussissent à déterminer le sexe des poussins à la vitesse de l’éclair et qui produisent ces jugements extrêmement précis et corrects en n’utilisant qu’une infime poignée d’indices. Les joueurs et joueuses d’échecs qui n’arrivent pas à expliquer comment ils ou elles parviennent à trouver le meilleur mouvement dans une série d’échanges, ou les experts en dégustation de vin qui parviennent à deviner de quel cépage il s’agit avec un taux de précision qui dépasse l’entendement sont d’autres exemples de jugement efficaces et corrects en l’absence de délibération ou de raccourcis [4].

Raccourcis efficaces : le bon côté des heuristiques

Si Kahneman s’est intéressé davantage aux biais qui peuvent découler de l’utilisation d’une heuristique, le psychologue Gerd Gigerenzer s’intéresse quant à lui au volet plus positif de l’utilisation de ces raccourcis, et se concentre sur les différents jugements adéquats ou appropriés qui résultent des heuristiques. Il démontre que l’heuristique est une option incontournable, rapide et frugale pour donner une réponse à une question lorsque les informations nous font défaut ou lorsque les exigences de la tâche dépassent nos capacités [5]. Pour Gigerenzer, la question n’est pas de savoir si l’on peut se fier aux heuristiques, mais bien dans quels contextes on peut s’y fier. Voici un exemple, proposé par Gigerenzer, basé sur l’heuristique de reconnaissance.

On vous pose la question suivante: Quelle ville a la plus grande population, Détroit, ou Milwaukee?

 

Peu de gens connaissent la réponse. Dans un cas pareil, on peut se tourner vers une règle qui repose sur l'heuristique de reconnaissance : Si tu reconnais le nom de l’une des deux villes mais pas celui de l’autre, alors infère que celle que tu connais a la plus grande population.

 

Les étudiant-es américain-es étant familier-es avec les deux noms de ville, n’ont pas pu utiliser l’heuristique de reconnaissance et environ 40% d’entre eux ont répondu : Milwaukee [5]. Pour leur part, des étudiant-es allemand-es ayant reconnu Détroit, mais pas l’autre ville, ont eu la bonne réponse dans 100% des cas. En effet, Détroit comptait un peu moins de 700 000 habitants en 2018, tandis que Milwaukee en comptait un peu moins de 600 000 pour la même année.

Cet exemple démontre que parfois, un niveau minimal de connaissance est plus souhaitable qu’un niveau supérieur, et qu’une heuristique peut conduire à une meilleure performance qu’une délibération face à plusieurs informations liées.

Gigerenzer propose encore d’autres exemples d’heuristiques qui montrent que d’emprunter de tels raccourcis peut très souvent conduire à une réponse correcte ou à une meilleure performance à une tâche spécifique. Le chercheur ne s’intéresse pas, cependant, aux biais qui peuvent résulter du recours à l’heuristique.

Biais cognitifs

Les biais cognitifs font référence aux erreurs identifiables et répertoriables qui se retrouvent dans notre jugement, et ce de façon prévisible et systématique. Ces erreurs se produisent lorsque les gens doivent interpréter et gérer l’information provenant du monde qui les entoure. Personne n’y est complètement à l'abri et certains contextes et facteurs y sont particulièrement propices.

 

Il peut être intéressant, pour étudier la notion de biais cognitif, de commencer par se pencher d’abord sur des définitions de ce qu’est un biais tout court.

Quelques définitions générales entourant la notion de biais

On trouve une multitude de définitions de ‘biais’ dans les dictionnaires usuels et dans les encyclopédies spécialisées en psychologie. Voici quelques exemples de définitions des biais qui peuvent être pertinentes pour introduire cette notion.

(1)

« Action de s'opposer ou soutenir une personne ou une action de manière injuste en laissant ses opinions personnelles teinter son jugement » (Cambridge Dictionary, traduction libre)

(2)

« Moyen indirect et habile de résoudre une difficulté : Chercher un biais pour éviter une corvée » (Dictionnaire Larousse)

En voici deux sur la notion des biais cognitifs: 

(3)

« Erreur systématique [...] dont l'occurrence est prévisible dans certaines circonstances » [2, traduction libre]

(4)

« Illusions cognitives qui conduisent à des perceptions, des jugements et des souvenirs qui dévient systématiquement de la réalité » [6, traduction libre]

À partir de ces définitions, nous insistons sur quelques éléments cruciaux qui capturent l’essence des biais cognitifs.

Jugement inconscient ou implicite

Les deux premières définitions, récupérées de dictionnaires usuels, ne concernent pas que les biais cognitifs, mais bien les biais en général.  Dans la première définition, il est intéressant de souligner que les auteur-es ont mis l’accent sur la dimension intentionnelle du biais. Dans le domaine des biais cognitifs, une telle dimension n’est pas la norme. On préfère au contraire parler de biais inconscients ou involontaires [6]. L’idée selon laquelle une réponse préférée apparaîtra en lieu d’une réponse correcte peut cependant être retenue. On parle généralement d’un jugement qui a été teinté, ou d’une perception qui résulte de l’illusion, quand on parle de biais cognitifs. Le fait que les biais soient involontaires met également en lumière un autre aspect de leurs manifestations: il sont très difficiles à éviter et à corriger.

Biais versus heuristique

Les termes biais et heuristiques sont très étroitement reliés, mais une réflexion exhaustive sur les biais a mieux fait de les distinguer clairement. La définition (2) entrevoit un biais comme un moyen ou une stratégie. Dans le vocabulaire de la psychologie cognitive, le moyen ou la stratégie fait davantage référence à l’heuristique. Dans cette mesure, le biais est considéré comme l’issue malheureuse d’une heuristique. On dit d’une réponse qu’elle est biaisée quand elle comporte une dimension qui s’écarte de la réalité, de la norme, ou qui présente carrément une erreur. Heuristiques et biais ne sont donc pas synonymes.

Erreur systématique prévisible

Les définitions (3) et (4) mobilisent la dimension ‘systématique’ d’un biais cognitif. Cette dimension renvoie au fait de pouvoir prédire spécifiquement comment une réponse, un jugement ou une perception dévie de la norme ou de la réalité. De grandes précautions et d’importants dispositifs de contrôle sont mis en place en psychologie expérimentale pour attester l’existence d’un biais. Pour parler d’un biais cognitif, il faut donc être capable d’expliquer et de prédire comment il émerge, à quoi on le doit, et comment il se manifeste, et ce de manière systématique, c’est-à-dire que l'occurrence d’un biais ne doit pas dépendre du hasard ou se produire arbitrairement. On doit pouvoir prédire dans quel contexte et comment il apparaît.

À retenir

Les biais cognitifs ont une dimension non-intentionnelle, automatique ou  implicite, de même qu'un caractère systématique. Pour parler d’un biais cognitif, on doit être à même de le mesurer et de prédire les conditions de ses manifestations.

Catégorisation des biais cognitifs

Bien que plusieurs modèles aient été proposés afin de catégoriser les biais cognitifs, aucun de ceux-ci ne permet réellement de prendre en compte l’ensemble des erreurs systématiques répertoriées dans tous les domaines de la cognition humaine. Il demeure toujours des biais qui appartiennent à plusieurs ou encore qui n’appartiennent à aucune des catégories proposées. Pour cette raison, nous avons convenu de catégoriser chaque biais abordé dans le présent guide en fonction de plusieurs modèles afin d’obtenir un classement plus précis et plus représentatif des multiples programmes de recherche que l’on retrouve dans les disciplines qui s’intéressent aux biais cognitifs.

 

Les biais peuvent être catégorisés en fonction des heuristiques qui les sous-tendent; c’est l’approche de Daniel Kahneman:

  1. Heuristique de disponibilité

  2. Heuristique de représentativité

  3. Heuristique d’ajustement et ancrage

  4. Heuristique émotionnelle

Une autre façon de catégoriser les biais consiste à identifier dans quelle sphère sociale ils se manifestent et ont des impacts. La catégorisation en fonction du niveau social n’est pas exclusive; un biais peut se manifester à plusieurs niveaux. ​

  1. Niveau individuel

  2. Niveau interpersonnel

  3. Niveau intergroupes

On peut aussi classifier les biais selon le besoin psychologique que le recours au biais permet de combler. Un besoin psychologique fait référence à une tendance inhérente aux individus qui est à la base de sa motivation interne et nécessaire à son bien-être [7]. Les chercheurs s’entendent majoritairement pour identifier trois besoins fondamentaux (appartenance sociale, compétence et autonomie), mais nous étendons ici cette théorie afin d’inclure d’autres besoins qui sont parfois étudiés de façon indépendante pour expliquer les phénomènes heuristiques.

  1. Besoin de fermeture cognitive [8]

  2. Besoin d’estime de soi

  3. Besoin d’appartenance sociale

  4. Besoin de sécurité

  5. Besoin de consonance cognitive

Il faut souligner que ces catégorisations doivent être considérées comme autant d’outils pour faciliter la discussion à propos des biais, et qu’elles ne sont ni exhaustives, ni exclusives ou indépendantes les unes des autres. Autrement dit, un biais peut répondre à un besoin psychologique n’ayant pas encore été identifié tout comme il peut être issu de plus d’un besoin ou d’une heuristique.

Références

 

[1] Gigerenzer, Gerd & Wolfgang Gaissmaier (2011).  Heuristic Decision Making. Annu. Rev. Psychol. 62:451–82

 

[2] Kahneman, Daniel (2011). Thinking, Fast and Slow. Anchor.

 

[3] Tversky, Amos & Daniel Kahneman (1974). Judgment under uncertainty: Heuristics and biases. science, 185(4157), 1124-1131.

 

[4] Moon, Andrew (2012). Knowing without evidence. Mind 12(482): 309-331.

 

[5] Gigerenzer, Gerd (2007). Gut Feelings. The Intelligence of the Unconscious. Penguin.

 

[6] Pohl, Rudiger F. (2017). Cognitive Illusions: Intriguing Phenomena in Thinking, Judgment and Memory. Routledge.

 

[7] Ryan, Richard M. (1995). Psychological needs and the facilitation of integrative processes. Journal of personality, 63(3), 397-427.

 

[8] Webster, Donna M. & Arie W. Kruglanski (1994). Individual differences in need for cognitive closure. Journal of personality and social psychology, 67(6), 1049.

Les auteures

Cloé Gratton et Émilie Gagnon-St-Pierre sont doctorantes en psychologie cognitive à l'Université du Québec à Montréal. Elles sont également co-fondatrices de RACCOURCIS.

Citer cette entrée

Gratton, C, & Gagnon-St-Pierre, E. (2020). Heuristiques et biais cognitifs. Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs Vol.2. En ligne : www.shortcogs.com

Les auteures tiennent à remercier chaleureusement Gaëtan Béghin et Eric Muszynski pour leur réflexion et leurs commentaires extrêmement pertinents sur des versions préliminaires de cette entrée.

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